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de Jean-Marc Leresche : Denise

Le diacre Jean-Marc Leresche propose en lecture Denise.
U
ne nouvelle extraite de son recueil Un jour, la vie…Extrait Etang et bouleaux Myriam Leresche
Ainsi que deux enregistrements :
Un jour, la vie… introduction
Un extrait de la nouvelle Jean
L’intégralité du livre peut être téléchargée gratuitement depuis le site Les Éditions Sur le Haut.

Denise

Denise n’a jamais connu son père : il a quitté la maison familiale alors qu’elle n’avait pas un an. Sa mère et son frère de six ans son aîné ne parlaient jamais de lui. Aucune photo. Seuls des espaces blancs dans les pages des albums-photos rappelaient qu’il avait existé, il y a longtemps. Une seule fois, à Noël, alors qu’elle devait avoir cinq ou six ans, elle avait osé :
– Et papa, il est où ?
Sa mère s’était enfuie à la cuisine en pleurant. Son frère avait allumé la télé et son oncle avait regardé le fond de son verre en se raclant la gorge. Elle avait alors compris qu’il ne fallait plus jamais aborder le sujet. Elle en voulait à son père de ne plus être là, de les avoir laissés, sans donner aucune nouvelle ni explication. À l’école, lorsque la maîtresse demandait de remplir la fiche de rentrée, à côté de l’indication « Père », elle écrivait : « Je ne sais pas. » Pour combler ce vide, elle s’était inventé une légende : il était parti en Amérique du Sud pour y faire fortune. Elle l’imaginait chercheur d’or ou quelque chose du genre. Elle avait puisé cette explication dans un livre que sa tante lui avait offert et qu’elle lisait et relisait sans cesse : Le Gringo de la Plata. Au début, ça avait émerveillé ses camarades, sans convaincre les adultes. Puis, elle avait dû surmonter moqueries et sarcasmes : plus personne ne croyait à cette histoire-là. Elle non plus depuis tout ce temps. Elle ne parvenait plus à lui donner un semblant d’authenticité. Elle aurait pu entreprendre des démarches pour le retrouver, mais ses moyens le lui interdisaient. Alors, elle s’était faite à cette absence. Elle avait essayé d’oublier qu’elle avait eu un jour un père.

Denise approche maintenant de la cinquantaine. Elle vit seule dans un petit appartement. Sa mère, dépressive, a été internée dans un hôpital psychiatrique voilà plus de dix ans. Elle lui rend visite une fois par semaine, en général le samedi après-midi. À chaque fois, les deux femmes s’asseyent côte à côte en silence devant la fenêtre, au bout du couloir, laissant leurs pensées se perdre dans le parc. Puis, au bout d’un moment plus ou moins long, la fille se lève, embrasse sa mère sur le front et la quitte jusqu’au samedi suivant. La mère la suit des yeux jusqu’à l’escalier, puis tourne à nouveau son visage vers le bouleau du jardin. Elle adresse un petit signe de la main pour répondre à celui de sa fille.

Au moment du placement de leur mère, Denise et son frère avaient vendu la maison et lui, empochant sa part, avait quitté le pays pour s’établir en Allemagne. C’est du moins ce qu’elle croit, parce qu’elle n’a plus aucune nouvelle depuis dix ans. Elle s’est habituée peu à peu à oublier son frère, à l’effacer lui aussi de sa mémoire. C’est terrible quand elle y pense. Mais, elle n’y pense pas souvent. La vente lui avait laissé quelques dizaines de milliers de francs qu’elle avait placées dans des start-up prometteuses mais qui ont toutes fait faillite. Elle a naïvement suivi les conseils d’un investisseur qui s’est révélé être un escroc et qui, soit croupit en prison, soit en a trompé bien d’autres en changeant de nom. Elle n’y connaissait rien. Il en a profité, voilà tout. Elle ne peut s’en prendre qu’à elle. Maintenant, elle n’a plus rien.

Aucun homme sérieux n’a croisé la vie de Denise. Sans autre formation, elle a choisi un « métier de l’ombre et insignifiant », comme elle aime à le répéter. Elle est devenue nègre : elle écrit pour le compte d’écrivains aux succès incertains ce qui pourrait devenir un jour leur best-seller à eux, pas à elle. Jusqu’à présent, cela lui a tout juste permis de payer ses factures. Certains soirs, quand elle en a assez, elle entame une bouteille de vodka, se promettant de ne pas dépasser les deux verres. Mais à chaque fois, la bouteille entièrement vide finit sous la table basse de son petit salon et Denise ronfle sur le canapé.

Il y a quelques semaines, elle a accepté de s’atteler à la rédaction du mémoire d’un étudiant de l’université incapable d’aligner dix lignes sans massacrer l’orthographe ni respecter les règles élémentaires d’accord du participe passé. Elle écrit chaque jour, sans conviction. Son nom n’apparaîtra jamais nulle part et l’étudiant se gardera bien de révéler que son master, sésame d’un avenir prometteur, est dû pour sa plus grande partie à une parfaite inconnue qu’il a payée. Parfois, elle a ce drôle de sentiment d’être une « prostituée » de l’écriture.

Comme chaque matin, Denise se promène dans le parc, respirant à pleins poumons l’air frais des premières heures, pour raviver son esprit embrumé par les effluves alcoolisés de la veille. Elle entre Chez Marcel, un bar populaire. Ici, on la connaît sous le nom de « Madame Marguerite », parce qu’un soir un idiot complètement saoul l’a comparée à Marguerite Duras… vieille. Elle lui en a voulu sur le coup, à cet abruti, mais aujourd’hui, elle s’est faite à l’idée. Et ce n’est pas si mal, finalement ; c’est une bonne référence. Elle boit coup sur coup deux espresso qui lui brûlent l’œsophage, mais réactivent ses neurones endormis. Elle revient alors chez elle, relevant au passage son courrier : factures, publicités et une invitation à rejoindre l’association « Sauvons les rives du lac » qui recherche des âmes bien intentionnées et volontaires pour nettoyer la plage le week-end de l’Ascension. Les factures vont grossir la pile en attente de jours meilleurs sur le bureau ; les publicités et l’invitation remplissent une poubelle déjà débordante. La vie de Denise se déroule dans cette routine devenue insipide. Elle s’y est faite. Ne lui demandez pas si elle est heureuse, elle ne vous répondra pas, haussera les épaules en signe de dépit et vous tournera le dos.

Ce matin-là, de retour de sa promenade matinale, elle trouve une enveloppe blanche à fenêtre de format allongé avec son adresse dactylographiée. Au dos, elle découvre trois initiales qui ne lui disent absolument rien : C.A.P. Elle déchire l’enveloppe avec sa clé et parcourt la lettre : il s’agit du courrier d’une étude d’avocats et notaires de Genève, Perrenoud & Bärtschi. Claude-Alain Perrenoud, C.A.P., l’informe du décès de son père survenu vraisemblablement une année plus tôt en Argentine, dans les environs de Buenos Aires. « La fiction n’est pas si loin de la réalité finalement » se dit Denise. L’homme de loi lui demande de prendre contact dans les meilleurs délais. Après les salutations d’usage, elle remarque : « Copie à M. Nicolas Lenitschi » sans autre indication d’adresse. C’est son frère. Il vit encore, lui ?
Elle devrait éprouver quelque émotion, tristesse ou soulagement. Mais rien. Ses yeux restent obstinément secs, tout comme son cœur. Cette nouvelle, comment dire…, elle l’attend depuis si longtemps, sans crainte, comme une évidence : son père est mort. Ces mots martèlent ses tempes à chaque marche jusqu’au deuxième étage. Sinon quoi ? Sinon, il serait revenu… Il aurait donné des signes de vie… Foutaises ! Il était parti, voilà tout.

Denise attend encore deux jours avant de téléphoner à l’étude de Genève. Elle reçoit un rendez-vous pour le lendemain en fin d’après-midi, dix-sept heures quinze. Comme elle ne voyage jamais, elle s’offre pour l’occasion le trajet en train première classe. Ça va grever son budget du mois, elle le sait, mais tant pis. Le wagon est presque désert et très calme. Ça lui convient. Elle a noté l’adresse : « C’est à dix minutes à pied de la gare Cornavin » avait précisé la secrétaire, en lui expliquant brièvement le trajet. Elle arrive devant une haute maison imposante d’au moins quatre étages. Six plaques sont alignées de chaque côté de la porte d’entrée munie d’un interphone. Elle sonne à Perrenoud & Bärtschi, avocats et notaires, 3e. La porte émet un cliquetis et s’ouvre automatiquement. L’ascenseur est en panne. Elle monte alors les escaliers majestueux couverts de moquette rouge. À l’étage, une autre porte tout aussi imposante désigne le bureau. Après avoir repris son souffle, accoudée un bref instant à la balustrade dorée, elle entre sans frapper, obéissant à la petite plaque.

Une secrétaire, parfaitement coiffée et maquillée, engoncée dans un tailleur noir trop petit laissant entrevoir un large décolleté, l’accueille d’un air glacial. Elle l’invite à patienter dans la salle d’attente. Après quelques minutes, un homme, plutôt jeune, vêtu d’un costume gris clair, d’une chemise noire et d’une cravate bleue se présente en lui tendant la main :
– Claude-Alain Perrenoud. Enchanté de vous connaître.
– Moi de même, répond poliment Denise sans décliner son identité.
Ils passent d’abord devant le regard dédaigneux de la secrétaire puis dans le bureau de l’avocat qui ferme la porte. Il l’invite à s’asseoir dans un fauteuil de cuir marron devant une table ronde et lui propose une tasse de café. Elle accepte.
– Sucre, crème ?
– Non, rien. Nature. Merci.
Maître Perrenoud s’assied à son tour, et sort d’une pile un dossier à couverture grise.
Après plus de quarante-cinq minutes, la porte s’ouvre sur l’avocat qui raccompagne Denise jusqu’à la réception :
– Voilà. N’hésitez pas à me contacter si vous avez du nouveau ou d’autres questions. Au revoir Madame Lenitschi.
– Au revoir, Monsieur… Euh… Maître.
Elle se tourne encore vers la secrétaire qui lui adresse un rictus et un regard hautain. Elles ne sont décidément pas du même monde. Ça se voit, ça se sent.
De retour dans la rue, Denise s’appuie contre la façade, serrant contre elle le dossier que lui a remis Maître Perrenoud. Il contient toute l’histoire de son père qu’un détective mandaté par l’avocat a reconstituée. Cela lui a pris quatre mois et demi, presque cinq. L’étude a eu les moyens de faire ces recherches bien trop onéreuses pour elle et découvrir ainsi cette vérité qu’elle n’a jamais connue. Aujourd’hui, quelques-unes de ses questions ont trouvé des réponses, d’autres resteront à jamais suspendues.

Elle sait maintenant que son père, parti en Argentine, y développa une entreprise de cultures céréalières participative, un projet avant-gardiste pour l’époque ; on était dans les années soixante. Il s’est associé à un autochtone qui assurait les contacts et la traduction. Tout marchait plutôt bien jusqu’à l’arrivée de grandes multinationales qui rachetèrent les terres pour une bouchée de pain. Elles volaient obstinément les paysans, les forçant à travailler pour grossir les juteux bénéfices d’actionnaires qui n’iraient jamais salir leurs pieds dans cette boue lointaine. Les politiciens haut placés en tiraient profit. Ainsi, ils fermaient les yeux, poussant le vice jusqu’à soudoyer des mercenaires pour réduire au silence tous ceux qui voulaient s’opposer à ces pratiques peu avouables et sans cesse dénoncées par des ONG.

De petits propriétaires s’étaient décidés à faire de la résistance, recourant aux armes s’il le fallait, pour ne pas brader leurs champs à ces businessmen. Le père de Denise avait été leur chef de file. Avec une trentaine d’autres, ils avaient formé une guérilla. Ils n’avaient rien à perdre, puisqu’ils n’avaient plus rien.

Son père avait été froidement assassiné dans des conditions à jamais mystérieuses. Son corps était resté introuvable jusqu’à récemment, à l’occasion de fouilles pour la construction d’une usine de traitement des eaux usées. Ainsi, la date exacte de son décès restait difficile à préciser. Seule une empreinte dentaire avait permis de remonter jusqu’à Denise.

L’avocat avait insisté pour qu’elle encourage son frère à répondre au courrier. Il devait savoir lui aussi. Elle lui expliqua un bout de son histoire, sans trop de détails. Il avait compris et l’avait alors déchargée de toute entreprise pour renouer le contact. Il le ferait lui-même, le relançant par une lettre plus convaincante. Mais, si elle apprenait quelque chose, il fallait le lui dire.

Pendant le voyage de retour, Denise laisse ses pensées s’enfuir au rythme du paysage. Il lui reste encore deux jours avant d’aller voir sa mère à l’hôpital. Elle devrait sûrement lui raconter toute la vérité, maintenant qu’elle a été révélée. Mais peut-être que pour elle, son mari est mort le jour où il les a quittés. C’est sans doute mieux ainsi. À trop remuer le passé…

Étrangement, Denise ressent une certaine fierté poindre au plus profond d’elle-même. Certes, elle en veut à ce père trop longtemps absent, mais en même temps, il la fascine maintenant qu’elle sait. Il s’est battu pour un idéal, il y a cru et c’est ça qui est beau.

Elle commence également à nourrir un projet tout aussi dément : elle veut sortir de l’ombre et écrire, sous son nom à elle, un livre à la mémoire de son père. Elle a déjà le titre : « À mon père, ce héros que je n’ai jamais connu » et la première phrase : « Oui, papa, je t’en ai voulu à en crever de nous avoir abandonnés, Maman, Nicolas et moi, mais c’était avant… Avant de savoir… » Elle laisse son récit se dérouler dans sa tête, bercée par le doux mouvement du train qui la ramène à son présent.